Les révélations sans fin des Monsanto Papers
Les millions de documents internes que Monsanto, le leader mondial des pesticides a été contraint de rendre publics depuis mars 2017 n’en finissent pas de raconter une histoire effarante de corruption, de collusion et de manipulation scientifique à l’échelle planétaire. La World Company, en vrai.
Le monde est ingrat avec Monsanto. La société agrochimique américaine, productrice historique du tristement célèbre herbicide Roundup ainsi que des semences génétiquement modifiées pour lui résister, la compagnie qui a fait plus qu’aucune autre en faveur de l’agriculture industrielle et des monocultures intensives, se débat depuis quelques années aux Etats-Unis dans des procès qui commencent à coûter (relativement) cher à sa maison-mère Bayer.
Le 24 juin 2020, l’entreprise allemande a ainsi annoncé qu’elle paierait plus de 10 milliards de dollars pour tenter de régler environ 125 000 plaintes de malades ayant développé un lymphome non hodgkinien suite à leur exposition au Roundup, dont le caractère cancérigène a été reconnu par la justice.
Pour en arriver là, il aura fallu trois procès, perdus par Monsanto. La société a été condamnée à verser à chaque fois entre 78 et 87 millions de dommages et intérêts à ses victimes et à rendre publiques des millions (!) de pages de ses archives internes, connues depuis sous le nom de « Monsanto Papers », qui révèlent leurs secrets mois après mois.
Quand le « centre de fusion » surchauffe
Une récente salve de documents a ainsi révélé que Monsanto dispose d’un «Intelligence fusion center» (terme employé à l’origine par le FBI et d’autres agences américaines) pour surveiller, intimider et discréditer les journalistes et scientifiques qui ne lui sont pas acquis. Ce « fusion center » a notamment ciblé la journaliste Cary Gillam, auteure de deux livres très critiques sur Monsanto et le Roundup, dont « Whitewash : The Story of a Weed Killer, Cancer and the Corruption of Science » paru en 2017.
Monsanto a commencé par planifier une vingtaine « d’actions » contre le livre, avant même sa sortie, et par définir une liste d’arguments à utiliser pour démolir l’ouvrage sur les réseaux sociaux. Sa mise en vente sur Amazon a déclenché un barrage instantané de critiques négatives, provenant pour la plupart de faux profils, reprenant ces mêmes arguments et qualifiant Gillam de « militante anti-glyphosate à la solde d’organisations extrémistes pro-organiques ».
On sait désormais que Monsanto finance discrètement de nombreux sites et « think tanks » comme le Genetic Literacy Project (un projet d’« éducation en génétique ») ou l’American Council on Science and Health (Conseil américain sur la science et la santé). En engageant des experts en SEO (optimisation des moteurs de recherche) et en payant Google, Monsanto s’est assuré que les attaques à l’encontre de Gillam publiées sur ces sites apparaissent toujours en premier dans les résultats de recherche.
Cerise sur le gâteau, Monsanto a fait pression sur l’employeur de Cary Gillam, l’agence de presse Reuters, pour que celle-ci soit au minimum « réaffectée » (la journaliste ne travaille plus pour Reuters).
Agence de presse ou de relations publiques ?
Le leader planétaire des pesticides entretient d’ailleurs des rapports fructueux avec la seconde agence de presse mondiale. Le responsable des affaires extérieures pour Monsanto, Samuel Murphey, apparaît beaucoup dans les échanges de mails des Monsanto Papers. En avril 2017, Murphey échange directement avec une journaliste de l’agence prénommée « Kate » et lui envoie en pièce jointe un document de six pages qui laisse entendre que le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), à Lyon, a volontairement ignoré des données qui auraient pu changer sa décision de classifier le glyphosate « cancérigène probable ».
Ce document est en réalité un « kit » à l’attention des journalistes ou décideurs, qui souligne les seuls points en défaveur de la cible — le CIRC en l’occurrence — et occulte évidemment tout le reste. A peine deux mois plus tard, Reuters publiera une « enquête » dévastatrice à l’encontre du rapport CIRC, basée sur les affirmations du kit envoyé par Samuel Murphey.
Let Nothing Go : les influenceurs a la rescousse
Le programme « Let Nothing Go » apparaît pour la première fois en 2015, quelques semaines après la publication du fameux rapport du CIRC. Let Nothing Go vise « à ne rien laisser sans réponse, même pas des commentaires sur Facebook. » Les précisions sur les méthodes employées laissent songeur : « A travers des organisations tierces, Monsanto emploie des individus qui n’apparaissent pas liés à l’industrie et qui postent des contenus positifs sur Facebook ou sous les articles de presse, pour défendre Monsanto, ses produits et ses OGM. »
C’est l’entreprise de relations publiques Fleishman-Hillard qui met en œuvre le programme. Comme l’explique celle-ci, « Derrière une campagne de relations presse, un compte Twitter, un partenariat avec un blogueur ou une activation online, il y a d’abord une histoire à raconter et à adapter à chaque canal et à chaque audience. « Fleishman-Hillard met à disposition de ses clients ses « capacités de storytelling, l’accès à un réseau de producteurs de contenus fidélisés permettant de décliner leur histoire dans tous les formats et sur n’importe quel canal : posts Twitter, Facebook ou Instagram, articles de blogs…” Relayer l’information pro-Monsanto, contrer les attaques ou les critiques, mais surtout : « raconter une histoire ». La plus belle qui soit, bien entendu…
Corruption et études truquées, depuis 1985
Les méthodes de Monsanto pour orienter l’opinion comme les scientifiques ne sont pas récentes. Il y a presque quarante ans, la stratégie était déjà parfaitement rodée : lorsque des résultats scientifiques vont contre ses intérêts, Monsanto paye simplement des chercheurs pour refaire les études et parvenir aux résultats qui lui conviennent.
En 1985, Monsanto embauche un expert, le docteur Marvin Kuschner, pour réexaminer les échantillons de reins des souris n’ayant pas été exposées au glyphosate dans une des premières études sur le sujet. Il y trouve une tumeur passée – d’après lui – inaperçue. Monsanto remonte un nouveau dossier auprès de l’EPA (Agence américaine de protection de l’environnement) et parvient à annuler la classification de « cancérigène probable », en arguant que les souris étaient atteintes d’une « maladie chronique spontanée des reins ». Le procédé est exactement le même en 2015, quand le groupe parvient à « convaincre » Jess Rowland, un dirigeant de l’EPA, d’empêcher toute agence de régulation des produits chimiques de s’intéresser au glyphosate.
L’affaire Envoyé Spécial
Plus près de nous, le documentaire consacré au glyphosate et diffusé le 17 janvier 2019 sur France 2 dans l’émission « Envoyé spécial » avait créé la polémique, attaqué de toute part et particulièrement sur les réseaux sociaux. La directrice des magazines de l’information, Elsa Margou, s’était confiée au Monde et restait stupéfaite de cette campagne de dénigrement : « Ce qui s’est produit a atteint des proportions très inhabituelles. Personne, à France 2, n’avait jamais vu un documentaire se faire attaquer de cette manière sur les réseaux sociaux, y compris par des confrères, avant même d’être diffusé. Nous acceptons bien sûr la critique ou les jugements de valeur, mais nous n’avions jamais vu une telle véhémence, avec des accusations de “ fake news” et de complotisme basées sur des contrevérités factuelles. »
Pour la responsable, c’est bien une campagne orchestrée qui a eu lieu : « Des centaines de comptes anonymes, récents et avec très peu d’abonnés, ont systématiquement répercuté sur Twitter les éléments de langage de certains lobbys, créant un effet de masse et un effet d’entraînement impressionnant ».
Gouvernement Biden : le retour aux manettes de « Mr. Monsanto »
Il va sans dire que Monsanto entretient des relations étroites avec le gouvernement américain : lobbying intensif, dons généreux aux candidats des deux bords lors d’élections, mais c’est surtout via les allers et retours effectués par une foule de cadres et dirigeants entre l’administration publique et le secteur privé que l’industrie biotech s’assure que les réglementations lui restent favorables.
Tom Vilsack, récemment nommé Secrétaire à l’agriculture par Joe Biden après avoir déjà occupé ce même poste sous Barack Obama de 2009 à 2017, est le parfait exemple du lobbyiste pro-OGM certifié Monsanto. Gouverneur de l’Iowa depuis 1999, il se distingue en laissant les usines de volailles s’autoréguler, en accélérant le processus d’approbation des cultures OGM, en suspendant toutes nouvelles réglementations sur l’agriculture industrielle et en élaborant un projet de loi nationale sur l’étiquetage des OGM, favorable à l’industrie. Il est distingué à deux reprises par le puissant lobby Biotechnology Industry Organisation (BIO), qui le bombarde en 2001 « gouverneur de l’année » pour services rendus.
Nommé par Barack Obama en 2009, Vilsack approuve en huit ans davantage d’organismes génétiquement modifiés (OGM) que tout autre ministre de l’agriculture avant lui, ce qui lui vaudra son surnom de « Mr. Monsanto ».
Durant la présidence Trump, il rejoint un grand cabinet d’avocats d’affaires comptant parmi ses clients Monsanto, Cargill et Conagra et devient PDG du lobby laitier (US Dairy export council).
De retour au gouvernement depuis l’élection controversée de Joe Biden, Vilsack a déclaré qu’il allait « laisser la science dicter comment résoudre les problèmes » posés par la biotechnologie, les indications géographiques, le clonage et les règlements sanitaires et phytosanitaires. La « science » des pharmas aux commandes : nous voilà rassurés.