Le Style sapin, une aventure Art nouveau à 1000m d’altitude
Entre 1905 et 1914, les élèves de l’Ecole d’art de La Chaux-de-Fonds, autour de leur professeur Charles L’Eplattenier, ont imaginé un langage esthétique original, inspiré de la nature locale. Ce faisant, ils ont aussi écrit une histoire finalement assez intemporelle : celle de l’apparition, du développement et de la fin d’un mouvement.
Au tournant du siècle, La Chaux-de-Fonds est une ville-champignon en plein boom. En à peine soixante ans, sa population a triplé et le village isolé au milieu des forets est devenu une cité industrielle de 40’000 habitants, une ville-usine, entièrement et exclusivement tournée vers l’horlogerie.
La Chaux-de-Fonds doit se doter très vite d’écoles spécialisées pour former ses nombreux apprentis : Ecole d’horlogerie évidemment, mais aussi Ecole de mécanique, Ecole de commerce, Ecole professionnelle de jeunes filles, et enfin, Ecole d’arts appliqués à l’industrie, ou pour faire court : l’Ecole d’art.
L’Ecole d’art de La Chaux-de-Fonds est fondée en 1870 par la Société des Patrons graveurs. La Ville la reprend en 1872 déjà et l’installe quelques années plus tard dans le tout nouveau Collège industriel (aujourd’hui Collège Numa-Droz et Bibliothèque de la Ville).
Le catalyste : Charles L’Eplattenier
Charles L’Eplattenier naît le 9 octobre 1874 dans une famille paysanne des environs de Neuchâtel. Durant son apprentissage de peintre en bâtiment, il suit également des cours de dessin. Doué et passionné, il est envoyé par sa famille à Budapest, ou il s’inscrit à l’Ecole d’art décoratif. Grace à une bourse cantonale, il part ensuite à Paris, où il suit les cours de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts durant trois ans.
En 1897, de retour à Neuchâtel, Charles L’Eplattenier est engagé par l’École d’art de la Chaux-de-Fonds (ou il n’a donc jamais mis les pieds…), comme simple professeur de dessin. Il a 23 ans, beaucoup d’ambition et pas mal de charisme.
La naissance du « Style sapin »
En 1905, L’Eplattenier propose l’ouverture d’un Cours supérieur d’art et de décoration, destiné aux meilleurs élèves de l’école. Grande nouveauté : ce cours ne se limitera plus aux domaines liés à l’horlogerie.
L’Eplattenier chamboule tout l’enseignement du dessin, repense le programme des cours, applique des méthodes d’enseignement résolument modernes et novatrices. Sa grande ambition : créer un nouveau langage artistique formel, enraciné dans le Jura. Il rêve d’inventer, avec ses élèves, une variante régionaliste de l’Art nouveau (Jugendstil en Allemagne, Modernismo en Espagne), particulière à La Chaux-de-Fonds.
L’Eplattenier veut prendre la nature jurassienne, sa faune et sa flore, comme principale (voire unique) source d’inspiration. Il définit une méthode, en 5 étapes successives, que ses élèves doivent maîtriser les unes après les autres : il s’agit de partir de l’observation in situ de la forme naturelle, afin d’en extraire l’essentiel, l’idée, et arriver progressivement et à un motif géométrique, stylisé, qui pourra ensuite être décliné dans des compositions décoratives.
L’Ecole d’art de La Chaux-de-Fonds participe à des concours et à des expos internationales, remporte le diplôme d’honneur de l’Expo internationale de Milan 1906, pour ses boîtes de montres de poche, réalisées par ses élèves.
Les Ateliers réunis et la Villa Fallet
En 1910, L’Eplattenier lance les Ateliers d’arts réunis, dans le but de « favoriser la collaboration entre artistes, industriels et commerçants ». Concrètement, les Ateliers réalisent surtout des mandats de décoration qui servent de travaux pratiques pour les élèves.
Ceux-ci conçoivent une dizaine d’intérieurs : des appartements de patrons horlogers, comme le Salon bleu Spillmann, mais aussi le hall de la poste de La Chaux-de-Fonds, la chapelle de Cernier-Fontainemelon ou le Pavillon de l’observatoire de Neuchâtel.
Dès l’année suivante, L’Eplattenier fait sécession en créant une Nouvelle Section au sein de l’Ecole d’art. La Nouvelle Section réunit décoration des édifices, décoration intérieure, architecture, sculpture et peinture, dans le but de faire collaborer toutes ces disciplines dans des projets communs, et, idéalement, d’intégrer la production artistique dans la société et dans la région.
L’Eplattenier a trois assistants, dont Charles Édouard Jeanneret, futur Le Corbusier, pour l’architecture. Il convainc le patron horloger Louis-Edouard Fallet de confier toute la conception et la réalisation de sa villa aux élèves de l’Ecole. La Villa Fallet sera le manifeste ultime du Style sapin – une œuvre d’art collective et totale.
Mort et redécouverte du Style sapin
En quelques années Charles L’Eplattenier a fait de l’École d’art de La Chaux-de-Fonds l’une des trois plus importantes de Suisse, avec Zurich et Genève. Mais en dépit, ou à cause, de ces succès, à partir de 1913 L’Eplattenier entre en conflit ouvert avec sa direction, ainsi qu’avec la vieille garde des enseignants « classiques » du Collège industriel, jaloux de son rayonnement. Il finit par démissionner.
Ses assistants se battent pour sauver la Nouvelle Section, obtiennent le soutien de grands noms de l’Art nouveau, à Paris, Berlin et Munich, qui cosignent un manifeste. Mais rien n’y fait : les autorités chaux-de-fonnières, menées par les socialistes, qui détiennent la majorité et détestent L’Eplattenier, ferment la section, le 1er août 1914. Les Ateliers d’art réunis font faillite deux ans plus tard, faute de mécènes.
Le terme « Style sapin » est une invention récente, et légèrement péjorative : L’Eplattenier et ses contemporains ne l’ont jamais utilisé. Le style lui-même a très vite été oublié. Beaucoup de réalisations ont été détruites : le hall de la poste a perdu ses décorations en 1959, la chapelle de Cernier-Fontainemelon a été transformée en appartement en 1975 (ses vitraux originels ont toutefois été retrouvés dans un entrepôt l’an dernier). La redécouverte et la mise en valeur de l’aventure du Style sapin remonte a une quinzaine d’années. Aujourd’hui, le Musée des Beaux-Arts de la Chaux-de-Fonds lui consacre une salle entière, ou l’on peut notamment voir les fameux vitraux et leurs motifs typiques de gentianes, chardons et sapins.