Trois approches culturelles de la mort
S’il y a une réalité universelle et inéluctable, c’est bien celle de la mort. Et pourtant, les sociétés humaines, hier comme aujourd'hui, ont affronté cette échéance de manières extrêmement différentes.
Asie / Bardo Thodol : suivez le guide
Qu’est-ce que c’est ?
Le Bardo Thodol « Libération par l’audition pendant l’état intermédiaire », plus connu en Occident sous le nom de Livre des morts tibétain, est un texte ésotérique, faisant partie d’un plus vaste corpus d’enseignements, le Dharma profond de l’auto-libération. C’est l’œuvre la plus célèbre de la littérature Nyingma, la plus ancienne des quatre grandes écoles du bouddhisme tibétain.
Le texte décrit, et est destiné à guider, les expériences que la conscience traverse après la mort dans le bardo, soit l’intervalle entre la mort et la renaissance suivante. Il comprend également des chapitres sur les signes annonciateurs de la mort et les rituels à entreprendre lorsque celle-ci approche, ou a eu lieu. Le texte peut être utilisé comme une pratique avancée pour les adeptes de méditation dûment entraînés, ou pour soutenir les non-initiés durant l’expérience de la mort.
Ce qu’ils font
Le Bardo Thodol divise l’état intermédiaire entre la mort et la réincarnation en trois bardos :
- Le chikhai bardo ou « bardo du moment de la mort » présente l’expérience de l’illumination et de la clairvoyance totale, la « claire lumière de la réalité » (ou du moins l’approximation la plus proche dont l’individu soit spirituellement capable) ;
- Le bardo chonyid ou « bardo de l’expérience de la réalité », dans lequel l’âme du défunt peut « voir » diverses formes de Bouddha, ou au moins ses approximations ;
- Et enfin le sidpa bardo ou « bardo de la renaissance », fait d’hallucinations karmiques, généralement des images d’hommes et de femmes passionnément enlacés, qui mènent finalement à la renaissance.
Qui sont-ils ?
Selon la tradition tibétaine, le Bardo Thodol a été composée au VIIIème siècle par le maitre bouddhiste indien Padmasambhava, retranscrite par son élève principale Yeshe Tsogyal, et enterré dans les collines de Gampo au Tibet central pour être redécouvert au XIVe siècle par le terton (‘révélateur’) Karma Lingpa.
Le Bardo Thodol a été l’un des premiers exemples de littérature tibétaine à être traduit dans une langue européenne (anglais, en 1927) et reste le plus connu. Il a fortement marqué le psychologue suisse Carl Gustav Jung, qui a mis en évidence le parallèle entre les phénomènes karmiques décrits sur le plan du bardo et les contenus inconscients, tant personnels que collectifs, rencontrés en Occident.
Pourquoi c’est intéressant
Les années 60 et 70 n’auraient pas été ce qu’elles furent sans la publication, en 1964, de The Psychedelic Experience, un guide pour l’utilisation de drogues telles que le LSD, la psilocybine et la mescaline. Ecrit par trois psychologues californiens en rupture de ban, Timothy Leary, Ralph Metzner et Richard Alpert, L’Experience psychédélique et entièrement basé sur le Livre des morts tibétain. Pour Leary, Metzner et Alpert, le Bardo Thodol est « …la clé qui mène aux recoins les plus profonds de l’esprit humain et un guide pour tous ceux qui recherchent le chemin spirituel de la libération, à travers l’une des pratiques les plus anciennes et les plus universelles (…) Symboliquement, tout initié doit passer par l’expérience de la mort, mourir à son passé, à son ancien ego, avant de pouvoir renaître et prendre sa place dans sa nouvelle vie spirituelle. »
Paru en 1992, Le Livre tibétain de la vie et de la mort, de Sogyal Rinpoché, est une vulgarisation contemporaine des enseignements du bouddhisme tibétain, basé sur le Bardo Thodol. L’auteur, écrit le Dalaï Lama dans sa préface, « né et élevé dans la tradition tibétaine, a reçu l’enseignement de certains de nos plus grands Lamas. Ayant également bénéficié d’une éducation moderne et ayant vécu et travaillé en Occident, il s’est familiarisé avec les modes de pensée occidentaux ». Le livre explore les thèmes de l’impermanence, de l’évolution du karma et de la renaissance, de la nature de l’esprit, de la méditation, de la compassion, de l’accompagnement des mourants et des pratiques spirituelles pour le moment de la mort.
Afrique / les Dogon : why so Sirius?
Qui sont-ils ?
Les Dogon sont un peuple d’Afrique de l’Ouest qui compte entre 400’000 et 800’000 personnes parlant les langues dogon, une branche solitaire de la famille des langues Niger-Congo, sans lien étroit avec aucun autre langage.
Confrontés depuis près d’un millénaire a des persécutions religieuses et ethniques, les Dogons ont très longtemps refusé d’abandonner leurs croyances religieuses traditionnelles en faveur de l’islam et ont été contraints d’abandonner leurs villages d’origine, dans les zones a majorité musulmane, pour se réfugier au pied des falaises de Bandiagara, dans des positions défendables le long des murs de l’escarpement. Aujourd’hui, environ 35% des Dogons sont convertis à l’Islam, et 10% au Christianisme.
Ce qu’ils croient
Le peuple dogon conserve encore un système de signes qui se comptent par milliers, comprenant leurs propres systèmes d’astronomie et de mesures calendaires, des méthodes de calcul et de vastes connaissances anatomiques et physiologiques, ainsi qu’une pharmacopée systématique.
Les figures spirituelles clés de la religion sont les jumeaux Nummo/Nommo, le couple originel créé par le dieu unique Amma et représentés sous la forme de reptiles amphibiens et hermaphrodites, à la fois mâles et femelles. L’idée de gémellité et d’androgynie est centrale dans la mythologie dogon, mais l’apparition du Chacal, premier être solitaire et unisexuellement mâle, allait plonger le monde des origines dans le déséquilibre, que seul pouvait résoudre la dualité et le dédoublement des vies individuelles. Depuis lors, tous les êtres naissent généralement seuls ; en revanche, dans la pensée dogon, hommes et femmes naissent toujours avec les deux composantes sexuelles en eux. Physiquement, le clitoris est considéré comme masculin, tandis que le prépuce est considéré comme féminin. La circoncision et l’excision sont censées éliminer le superflu et permettre à chaque sexe d’assumer sa propre identité physique.
Ce qu’ils font
Les hommes Dogon sont associés à la figure du Chacal et au festival Sigui, lié à la mort. Le Sigui est la cérémonie la plus importante des Dogon. Elle a lieu tous les 60 ans et peut durer plusieurs années : la dernière a commencé en 1967 et s’est terminé en 1973; la prochaine débutera en 2027.
La cérémonie symbolise la mort du premier ancêtre, jusqu’au moment où l’humanité a acquis l’usage de la parole. Elle est également destinée à chasser les esprits hors du monde et à conduire les âmes des défunts vers leur dernière demeure, à travers une série de danses rituelles et de rites, dans chaque village successivement. Certains masques représentent les ancêtres femmes, qui guident les esprits des défunts dans l’au-delà ; d’autres ne peuvent être portés que par les hommes qui étaient vivants lors de la précédente cérémonie Sigui.
Pourquoi c’est intéressant
Ce festival serait lié au cycle d’une étoile naine blanche gravitant autour de Sirius, l’étoile la plus brillante du ciel nocturne, nommée Sigui Tolo en langue dogon. C’est l’anthropologue français Marcel Griaule, pionnier de l’ethnographie et spécialiste reconnu des Dogons, qui le premier a soutenu, dès 1937, que la cosmogonie traditionnelle dogon incorporait des connaissances astronomiques totalement inexplicables. Selon Griaule, les Dogons connaissaient l’existence de la constellation du Grand Chien et, gravitant autour, d’une étoile plus petite ainsi qu’un autre corps – Sirius B – mettant 60 ans pour faire le tour de Sirius. Pour fêter cet évènement, tous les 60 ans, les Dogons célèbreraient la fête de Sigui, afin de régénérer le monde.
Pour figurer cette petite étoile, les Dogons auraient choisi l’objet le plus petit dont ils disposent : la graine de millet, céréale qui constitue leur principale nourriture. Dans leur langue, Po Tolo (Sirius B) est décrite comme de taille minuscule mais très lourde. On sait depuis 1920 que les naines blanches, des étoiles en train de mourir, bien que petites, ont une incroyable densité. L’existence de Sirius B, invisible sans télescope, n’a été découverte qu’en 1862.
Griaule, puis d’autres auteurs après lui, affirmait que les Dogons savaient aussi que Jupiter compte quatre satellites principaux, que Saturne a des anneaux, que la Terre tourne autour du Soleil et que les étoiles sont des corps en mouvement perpétuel. L’origine de ces connaissances astronomiques fait depuis l’objet de nombreux débats, et leur réalité est aujourd’hui vivement contestées par la plupart des chercheurs contemporains.
Amérique du Sud / Candomblé : au-delà du bien et du mal
Qu’est-ce que c’est ?
Le candomblé est une religion populaire apparue au Brésil durant le XIXe siècle, parmi les esclaves africains et leurs descendants. Fondé sur les croyances traditionnelles de différentes tribus d’Afrique de l’Ouest, en particulier celles des Yoruba, le candomblé a intégré au fil du temps des éléments du catholicisme. Apparenté aux autres religions syncrétiques afro-américaines comme le vaudou haïtien ou la santeria cubaine, le candomblé, dont le nom signifie « danse en l’honneur des dieux », compte aujourd’hui environ 2 millions d’adeptes, surtout dans la région de Salvador de Bahia.
Ce qu’ils croient
Les candomblécistes croient en un Dieu tout puissant, appelé Oludumaré, servi par des divinités moindres, appelées orixás, souvent assimilées aux saints catholiques. Les orixás font le lien entre le royaume des esprits, appelé orun, divise en neuf niveaux, et le monde matériel de l’humanité, appelé aiê. Chaque orixá incarne une force présente dans la nature et est associée à certains aliments, couleurs, animaux ou jours de la semaine. Chaque personne possède son orixá tutélaire, qui lui est lié depuis avant sa naissance, façonne son destin, et agit comme son protecteur. Le caractère et la personnalité de l’individu sont aussi définis par son orixá.
Les esprits des morts sont appelés egums ou eguns. Des précautions doivent être prises à l’égard des egums, car ces spectres errants ont le pouvoir de nuire aux vivants en s’ emparant de leur force vitale, de les rendre malades, de les affaiblir, de les frapper d’infortune, parfois même sans le vouloir, en croyant les aider. La possession par les egums est rare, mais possible.
Ce qu’ils font
Afin de guider les egums vers l’au-delà, le cycle funéraire comprend plusieurs cérémonies. L’orixá tutélaire résidant dans la « La tête intérieure » (ori) de chacun, le prêtre ou la prêtresse commence par raser et laver le sommet du crâne du défunt. L’enterrement a lieu peu après afin d’éviter la dissémination de la force de vie, qui pourrait être dangereuse, d’autant plus si la personne était elle-même une initiée. Le cercueil est porté par des adeptes, qui commencent par le soulever et le reposer trois fois, puis le portent en marquant régulièrement trois pas en avant et trois petits pas en arrière, en accélérant le rythme à l’approche de la sépulture. Ensuite, pendant six jours, les proches s’enferment dans le temple, appelé terreiro, et s’efforcent de briser les liens affectifs qui pourraient retenir le défunt ici-bas, notamment via des sacrifices d’animaux. Le septième jour, l’egum, débarrassé de sa personnalité humaine, accède au statut d’ancêtre (babá egum) et entre dans orun, au niveau correspondant à son évolution spirituelle. Le deuil est levé. Quant au corps, il est rendu à l’argile utilisée par le dieu initial pour façonner l’être humain, et au ventre de la terre, symbolisée par Nana, l’ orixá des marécages et de la terre humide.
Pourquoi c’est intéressant
Le candomblé est une tradition entièrement orale, et n’a donc pas d’écritures saintes. Il n’y a pas non plus d’autorité centrale, ni de hiérarchie contrôlant le dogme. Chaque temple est totalement autonome.
La notion de bien ou de mal n’existe pas dans le candomblé : chacun est uniquement tenu d’accomplir pleinement son destin, quel qu’il soit. Toutefois, le candomblé enseigne généralement que tout tort cause à autrui finira par retomber sur celui qui en est responsable. Les babà egum jouent un rôle important dans la régulation du code moral de la communauté : ce sont eux qui veillent à ce que les normes morales du passé soient maintenues dans le présent, en s’exprimant lors des cérémonies par l’intermédiaire des prêtresses, appelées « mères du saint ». Les femmes sont centrales dans la foi candomblé. Ce sont elles qui dirigent généralement les services, et sont chargées d’assurer la formation des futures prêtresses.
Lars Kophal
Le Chou Brave 39, “Mort ou Vif”, mars 2022