Almeria, le bio dévoyé
Les publicités de la grande distribution mettent généralement en scène des petits producteurs locaux tout heureux de produire des légumes bio dans leur exploitation familiale respectueuse de l’environnement. La réalité, on s’en doute, est souvent moins idyllique. Mais sait-on vraiment à quel point ?
Le bio représente aujourd’hui un peu plus de 10% de parts de marche en France et en Suisse, 3% en Belgique. En 2019, les ménages français ont dépensé près de 9 milliards d’euros en produits bio, les Suisses près de 3 milliards de francs (2,7 milliards d’euros) et les Belges 780 millions d’euros.
La demande augmentant régulièrement, la production locale n’est depuis longtemps plus suffisante, d’autant plus que le climat continental ne permet pas de produire tomates, courgettes et autres concombres toute l’année. La grande distribution va donc se fournir ailleurs, notamment dans le Sud de l’Europe.
3’466’000 tonnes par an
Depuis les années 90, la région d’Almeria, a l’extrême Sud de l’Espagne, est connue comme le « panier a légumes de l’Europe ». C’est là qu’une grande partie des végétaux que nous mangeons toute l’année sont produits. Pas moins de 2/3 des légumes achetés en grandes surfaces, bio ou non, en proviennent.
A Almeria, dans la zone la plus désertique, chaude et aride d’Europe, 45’000 hectares de serre produisent chaque année 3’466’000 tonnes de courgettes, poivrons, concombres, aubergines, melons et pastèques. Ceci n’est possible que grâce à la désalinisation de l’eau de mer, un procédé énergivore et extrêmement polluant.
Les serres d’Almeria génèrent en outre 33’000 tonnes de déchets plastiques par an – bio ou non, cela ne fait guère de différence, le mode de production étant sensiblement le même, pesticides et nitrates en moins.
Main d’œuvre illégale
Ces cultures emploient près de 100’000 personnes, essentiellement des migrants clandestins payes entre 25 et 35 euros par jour, soit la moitié du salaire minimum légal en Espagne. Des milliers de travailleurs qui s’entassent dans des bidonvilles appelés “chabola”.
Les tensions sociales sont vives à Almeria, les scandales humanitaires fréquents. Journées de 13 heures, six jours par semaine, sans pause ni congés payés, sous la menace permanente de licenciement en cas de rendement trop faible… Des travailleurs sont régulièrement congédiés pour avoir dénoncé leurs conditions de travail. Les autorités locales ferment les yeux.
Bio… mais pas durable
On pourrait croire que le bio, dont les pratiques se veulent vertueuses, échappe à ces problèmes. Il n’en est rien. Ce serait parfois même pire.
Et chaque jour, comme la règlementation européenne n’impose aucune contrainte en termes de charge carbone, des centaines de camion acheminent cette production à travers toute l’Europe.
La réalité, c’est que l’agriculture bio, telle que pratiquée à Almeria, non seulement piétine les droits humains, mais n’est en aucun cas écologiquement durable.
Un bio à deux vitesses
L’article 11 du règlement européen relatif à la production biologique semble pourtant plein de bonnes intentions :
« L’intégration des objectifs de la politique en matière de production biologique dans les objectifs de la PAC est assurée en veillant à ce que les agriculteurs qui se conforment aux règles de production biologique en tirent un revenu équitable. »
Le problème, c’est qu’il ne s’agit que de principes, des belles paroles qui n’ont aucun caractère obligatoire et que le législateur a « oublié » de traduire dans la réglementation, notamment du fait que certains États membres ne voulaient pas entendre parler de principes trop contraignants.
Résultat : il existe aujourd’hui deux bio –une agriculture conscientisée, fidèle aux vraies valeurs du bio, et une autre qui s’en tient au cahier des charges minimum, juste assez pour conserver l’appellation bio, mais sans aucun souci de cohérence.
Perte de confiance
Tous les légumes vendus en grande surface ne sont pas forcément suspects. Mais ce n’est pas un hasard s’il est souvent impossible de connaitre leur provenance exacte, ou le nom du producteur, contrairement aux magasins spécialisés bios. Or ce serait indispensable si on voulait être sur que ces fruits et légumes sont cultivés dans des conditions acceptables.
Le décalage entre l’histoire que racontent les grandes surfaces et la réalité est énorme. Or, le bio est basé sur la confiance. Si les consommateurs perdent confiance dans les labels bios, c’est tout le secteur qui pourrait s’effondrer. Les grandes surfaces jouent décidément un jeu dangereux.
Lars Kophal