Cédric Magnin – per aspera ad astra
Cédric Magnin est un artiste suisse, forme a la Gewerbe Schule für Gestaltung de Berne, qui explore depuis quatre décennies les méandres de l’âme humaine, surtout les plus sombres et inavouables. Peintre mais aussi sculpteur et plasticien, il a remporté notamment la bourse de la Conférence des villes suisses en matière culturelle, qui lui a permis de séjourner au Caire avant de s’installer avec sa famille dans un village du Jura vaudois. Il est artiste résident de La Cave Show Room Gallery à Paris.
« Jusque-là, le moteur qui m’avait permis d’avancer, de survivre, c’était la rage. Et c’est un moteur légitime, pas aussi négatif que le mot pourrait le laisser entendre ; c’était une rage créatrice, positive, énergique, une rage de révolte… mais qui pouvait faire peur.
Suite à mon accident, j’ai décidé que la douceur pourrait également être un moteur intéressant, que j’ai envie de découvrir et de développer.
Parce que la rage cachait aussi une douceur ou une fragilité trop grande. Au fond de moi, je suis quelqu’un de très fleur bleue et naïf. Mais dans ce monde… je croyais que c’était dangereux. Alors qu’aujourd’hui, je crois que le danger est de ne pas accepter cette naïveté et cette fragilité. »
Le 11 mai 2019, Cédric Magnin aurait dû mourir.
« J’ai fait une dissection aortique. Fatale dans 80% des cas. J’ai donc eu beaucoup de chance, malgré quelques séquelles désagréables qui m’ont laissé partiellement paraplégique avec des douleurs permanentes auxquelles j’ai bien dû m’habituer. Le fait d’avoir frôlé la mort et d’être pratiquement un miraculé, selon les termes de tous les médecins que j’ai croisé au cours de mes longs mois de convalescence, m’a fait prendre conscience de la fragilité et de l’inconstance de la vie.
Au niveau personnel, cela m’a rappelé, un peu tard puisque j’avais quand même 58 ans, que la vie n’était pas éternelle et que j’avais intérêt à utiliser le temps qui me restait en fonction de désirs personnels profonds. Cet accident m’a mis face aux concessions que j’avais faites, qui étaient autant de peurs que je n’avais pas affrontées. »
Au niveau artistique, si toute l’œuvre de Cédric Magnin est marquée par sa rencontre précoce avec les surréalistes et leur exploration de l’inconscient, la cassure de son accident n’aura fait que le conforter dans la voie qu’il avait découverte trois ans auparavant.
« J’ai toujours cherché l’expression, le cri, l’intensité, une forme de vérité, forcément douloureuse. Je crois que tout le monde est d’accord pour dire que la vie est une vérité douloureuse, bien que merveilleuse… Ma vie durant, j’ai cherché à m’ausculter au plus profond de moi-même, dans l’espoir de rencontrer l’universel. J’ai la croyance que le micro et la macro se rejoignent ; que le plus intime est en lien avec le cosmos ; que les énergies sont fluides entre ces deux mondes. Ma philosophie est animiste : tout a une âme, et le travail autour de l’âme est la seule chose qui m’ait jamais intéressé.
Et donc, en allant au plus profond de mon âme à moi – qui était une âme douloureuse, torturée, choquée par l’absurdité du monde – j’espérais rencontrer une forme d’universalité, de réalité, de vérité universelle. Je n’ai jamais trahi cette profession de foi, cette quête du lien qui nous unit tous, d’une forme d’énergie originelle.
Tout cela, je l’ai fait avec la rage comme moteur principal. C’est-à-dire que pendant des années j’ai travaillé dans mon atelier en état de guerre contre moi-même, ce qui se ressent dans mon travail, parce que je n’avais pas trouvé la façon d’atteindre ou de dialoguer avec ce que j’espérais être mon inconscient. J’y mettais beaucoup trop de barrières, de volonté, d’envie consciente, ce qui jetait un voile entre ce que je cherchais et ce que je trouvais.
S’en remettre à la paréidolie
Après pratiquement quarante ans de recherches, j’ai trouvé une technique qui corresponde enfin à ce que je cherchais, qui me permette de travailler sans lutter contre moi-même, mais en étant dans la simple découverte de ce qui se passe devant mes yeux, et donc dans le plaisir pur. Cette technique consiste à faire des taches, un peu à la manière de Rorschach, dans la mesure où je ne plie pas des feuilles et que le but n’est pas de diagnostiquer un profil psychologique, mais de faire appel à ce qu’on nomme la paréidolie, c’est-à-dire la tendance du cerveau à voir des chevaux, des têtes de rhinocéros ou de chats dans les nuages ou un visage dans une prise électrique. A partir de ce point de départ, sans aucune envie préalable, je ne suis plus que l’outil qui permet à l’image d’émerger.
Cette façon d’être intellectuellement en retrait, de ne rien projeter, de ne pas avoir d’intentions par rapport à ce qui se passe, m’a totalement libéré et permis d’obtenir des formes et des résultats inattendus, m’a ouvert des portes auxquels je n’aurais jamais pensés si je n’avais fait appel qu’à mon cerveau conscient.
C’est donc l’interaction avec la matière, avec ce qui advient devant mes yeux, en créant le plus possible « hors conscience », pour ensuite revenir à la position du spectateur, qui lui analyse après-coup, et répéter ce jeu d’allers et retours entre création et analyse, qui me permet de construire une image.
Ces images se construisent autour de trois axes principaux : il faut qu’il y ait de l’intensité, du hasard, et de la justesse, ou de la pertinence. Des mots très abstraits, que je n’arrive pas moi-même à définir plus précisément.
Je pars de rien – de taches, de réactions à des hasards. C’est bien plus tard, au cours du travail, qu’une pensée consciente va soudain survenir et donner un sens à ce qui s’est produit jusque-là de façon totalement arbitraire. Et ce sens, qui s’installe par hasard au milieu d’une création, va diriger le reste de l’image et lui donner sa signification.
Autrement dit, plus l’image avance, plus la part analytique devient importante ; plus les connections entre ma culture, mes envie, mes idées, mes pensées du moment où mon état interne, qui sont autant de paramètres conscients ou inconscients, se focalisent et font que ce qui passe devant moi se cristallise.
A un moment donné, l’image est suffisamment dense, suffisamment pertinente, a trouvé son sens, et je sais qu’elle est achevée. Je ne sais pas vraiment pourquoi elle l’est, c’est un mystère. Ce qui fait que toutes mes œuvres restent des mystères. Ce sont des questions que je me pose, et que je pose au monde. »
C’est une technique que tu as découvert avec l’usage de la tablette graphique, que tu utilises depuis quelques années, ou que tu appliquais déjà avant, avec la peinture, sur d’autres supports ?
« J’ai commencé dans la vraie vie, en faisant des vraies taches avec de la vraie peinture sur du vrai papier. C’est beaucoup plus simple, ou plutôt : il y a moins de possibilités de tricher. Sur la tablette, on peut déplacer les taches, les modifier… c’est moins pur. Il n’y a pas de limites à ce qu’on peut faire et défaire sur une tablette, chose que la réalité ne permet pas. Les contraintes sont beaucoup plus rigides, et j’aime les contraintes, parce qu’elles obligent à libérer des espaces auxquels on n’aurait pas accès autrement. Comme le dit le proverbe, « Liberté sans contrainte n’est que ruine de l’âme » : la liberté n’est qu’un terme creux, abstrait, vide de sens, et surtout totalement destructeur, si on ne peut pas l’opposer à une contrainte.
C’est aussi pour cela qu’en sculpture je travaille surtout avec du papier journal roulé en boules et du scotch. Cela créé une énorme contrainte technique, que je n’aurais pas avec la terre par exemple – ou du moins les contraintes ne seraient pas les mêmes, et j’aime celles du scotch et du papier journal en tant que matériaux. Ces contraintes m’obligent à réfléchir, à être créatif, à faire différemment. Quand j’ai dû façonner ma première oreille avec du papier journal et du scotch, j’ai dû passer par d’innombrables essais et me creuser les méninges pour y arriver. Cela oblige à trouver des réponses à des énigmes. Et j’adore ça. Toutes mes images sont des énigmes, auxquelles j’essaie de donner une forme.
Trouver des techniques qui permettent de nourrir ce besoin a été très long à mettre en place. Cela fait quinze ans que j’ai eu l’idée de partir de taches, de traits faits au hasard, mais j’ai longtemps eu peur de franchir ce pas. Et pourtant, depuis que j’ai osé, j’ai découvert un univers qui m’a nourri, m’a permis de quitter le combat que je menais contre moi-même, et d’atteindre une forme de sérénité, ou je me décharge d’une part de responsabilité pour n’être plus que réactif, au lieu du rôle actif qui veut imposer, diriger, contrôler. Je suis juste dans l’accueil, dans l’interaction souple et respectueuse de ce qui se passe devant mes yeux.
« Remplacer la peur par l’amour »
Après ma rupture d’anévrisme, je suis reste onze jours dans le coma. Je n’ai pas vu la lumière et les gens qui m’accueillent. En revanche ce que j’ai vécu, probablement dans la phase ou j’étais déjà en train de reprendre lentement conscience, était très tactile et très physique, même si en réalité j’étais cloué dans un lit avec des tuyaux partout. J’ai beaucoup volé, survolé des pentes enneigées, avant de me poser au milieu de voiles bleus qui flottaient dans le vent, sous une magnifique lumière. Curieusement, je voyais le monde depuis la hauteur d’un bébé, assis par terre. Je n’étais pas seul, il m’arrivait de voir un autre bébé, assis lui aussi. Ce voyage-là, je l’ai fait de nombreuses fois… et j’en avais déjà rêvé, longtemps auparavant.
J’ai aussi visité plusieurs fois un jeune homme assis immobile sur un baril de poudre avec une ceinture d’explosifs. Je le regardais, depuis en dessous, toujours depuis le point de vue d’un bébé, et lui me regardait aussi – mais il n’avait pas de visage, juste un trou noir. Il ne présentait aucune agressivité, juste un énorme danger potentiel. Et il se trouve que j’avais dessiné, trois semaines avant mon accident, un personnage avec un trou à la place du visage.
Ce que mon accident a changé, finalement, c’est que j’ai décidé d’arrêter de vouloir apprivoiser mes peurs et mes angoisses au travers de mes voyages aux frontières de mon inconscient, à l’image de l’enfant qui a besoin de loup, de sorcières et d’ogres pour incarner ces angoisses. Et remplacer cette peur par de l’amour. Parce qu’il n’y a rien d’autre que l’amour, et le partage. J’ai essayé de partager toute ma vie, j’ai pris des baffes toute ma vie. Je ne pense pas que tout le monde était fou, mais que je communiquais mal. Aujourd’hui je suis dans l’espoir de trouver une vibration, un état interne qui me permettent de mieux aller vers les autres. J’ai envie de douceur et d’amour. Et je vais essayer d’en donner. »
En résonance.
Sereinement.